Ce n’est qu’à partir de 1876 que Brahms met en chantier sa Première Symphonie. Une suite ininterrompue de chefs-d’œuvre voient le jour : le Concerto pour violon, la Seconde Symphonie, la Première Sonate pour violon et piano… Chaque nouvelle partition est considérée comme un évènement musical majeur. Brahms est honoré par les universités étrangères, décoré par le roi Louis II de Bavière…
Sur le plan esthétique, il affirme son indépendance et se tient à distance des querelles stériles qui opposent l’école allemande “traditionnelle” (post-beethovénienne) aux courants nouveaux symbolisés par les figures de Liszt et de Wagner. En réalité, il n’éprouve aucune divergence avec ce dernier, si ce n’est qu’il n’a, pour sa part, jamais composé d’opéras !
Au cours de l’été 1883, Brahms est en villégiature à Wiesbaden. Il termine les dernières esquisses du matériau de sa dernière symphonie, réalisant comme à l’accoutumée, une première transcription pour piano à quatre mains afin de juger l’équilibre de la partition.
Il célèbre son cinquantième anniversaire et le public apprend qu’il vient d’achever une Troisième Symphonie. L’engouement des organisations musicales allemandes et étrangères est à l’image du triomphe immédiat de l’œuvre : Les auditions de la nouvelle partition se propagent comme une traînée de poudre, de Saint-Pétersbourg à New York ! Le célèbre chef d’orchestre Hans Richter (1843-1916) propose un sous-titre à la nouvelle partition : Symphonie Eroïca. A l’évidence, elle s’inscrit dans une filiation beethovénienne.
Rarement, une symphonie aura semblé aussi germanique, aussi revendicatrice d’une terre de l’Allemagne du Nord bien qu’elle fasse usage de rythmes esquissés de danses tziganes. Ils ne semblent insérés dans l’œuvre que pour mieux capter l’attention de l’auditeur sur la densité du message. Cette luxuriance sonore n’en dissimule pas moins une grande complexité d’écriture. Pourtant, dans les dernières années de sa vie, Brahms exprima une certaine lassitude à l’égard de la Symphonie en fa majeur, comme si cette dernière avait porté ombrage aux trois autres opus symphoniques : « Ma symphonie est malheureusement trop célèbre ! ». Il reconnut aussi que des quatre symphonies, elle lui avait demandé le plus d’efforts.
Un Allegro con brio ouvre la symphonie. Il s’articule sur trois thèmes principaux et quatre idées secondaires. Trois accords des vents créent une tension qui explose immédiatement dans un conflit d’où émerge le premier thème. Les accords (fa, la bémol, fa) correspondent aux lettres “F.A.F”, initiales de la devise de Brahms : Frei aber froh (libre mais heureux). Le mouvement se développe dans un climat de plus en plus passionné et dans un rythme bondissant grâce à des réminiscences de couleurs tziganes. Par ailleurs, les thèmes secondaires renforcent par leur caractère plaintif, la puissance des thèmes principaux. Chaque intervention peut être considérée comme un solo, accordant ainsi une réelle liberté d’interprétation à tous les pupitres.
L’Andante en ut majeur qui suit, propose une construction sur un thème principal et trois idées secondaires. La couleur pastorale des bois suggère un monde contemplatif caractéristique du tempérament nordique. Cette sérénité n’est pas sans rappeler celle du Concerto pour violon (1878). Progressivement, ce climat devient de plus en plus lyrique, imposant un nouveau thème traité sous la forme de variations libres.
Le Poco Allegretto en ut mineur est davantage un intermezzo qu’un scherzo. La mélodie se déroule avec un charme inouï. Cette valse presque langoureuse est exposée au violoncelle, puis elle passe des cordes aux vents. C’est l’une des pages les plus célèbres de Brahms dont les réalisateurs de films ont exploité la grande efficacité esthétique et visuelle. Le trio central a l’allure d’une danse lente. Le mouvement se clôt dans le climat chaleureux d’une coda libre.
Le finale, un Allegro en fa mineur, se murmure comme une menace avant de surgir en pleine lumière. La richesse de la texture harmonique naît des trois thèmes qui joignent ensembles leur pouvoir conquérant. Le dernier mouvement, sombre et dramatique, développe son énergie à partir d’une pulsation rythmique de plus en plus affirmée. Au centre du mouvement, un épisode ne fait appel qu’aux thèmes secondaires, mais traités de manière si riche et colorée que l’œuvre prend une tournure inattendue. La partition s’achève de manière étonnante par un pianissimo d’une grande audace stylistique. C’est comme si toute l’énergie accumulée s’était dissipée de manière fantomatique. Son extinction majestueuse rompt avec la tradition des grandes pages romantiques qui se referment le plus souvent par des finales tonitruants.
La Symphonie en Fa Majeur fut créée à Vienne le 2 décembre 1883 sous la baguette de Hans Richter.
A Lire
« Johannes Brahms » par Stéphane Barsacq (éditions Actes Sud / Classica, 2008).