Un autre monde… à rêver. Flûtiste franco-syrienne, Naïssam Jalal multiplie les rencontres d’artistes, de cultures, joue des croisements d’esthétiques les plus diverses. Musiques du Monde, savantes ou pas, jazz et classique avec l’orchestre symphonique métissent son quintette Rhythms of Resistance, créé en 2011. Une expérience sans fin. Juste pour le partage. Elle nous propose quelques pistes d’écoute.
Comment est né le projet de votre Symphonie d’un autre monde ?
Écrire un nouveau répertoire pour ce quintette n’était pas chose simple. Je voulais poursuivre ma route sans revenir sur mes pas. Ma musique est l’expression des géographies multiples qui m’habitent ; une musique ancrée dans les traditions musicales extra occidentales et tournée vers l’inconnu. Dans mes deux albums précédents, j’ai parlé de moi-même et du monde en ce qu’il me touche, me bouleverse, me blesse ou m’enivre. Un monde fou à la fois d’une extrême violence et d’une grande beauté. C’est ce monde qui m’inspire et qui continuera de m’inspirer.
Aujourd’hui nous avons tous le sentiment d’arriver à la fin d’un cycle, au bout d’une époque. Le capitalisme qui prévoit de générer toujours plus de profit, à l’infini, ne peut s’exécuter qu’aux dépends de nos vies et mets en péril aujourd’hui la survie de notre espèce. De plus en plus, les fossés entre les gens et les détenteurs des pouvoirs financiers et politiques se creusent, les libertés individuelles et les droits sociaux disparaissent, et partout des révoltes éclatent, opposant les peuples à leurs dirigeants. Souvent, la peur, engendrée par les difficultés grandissantes à vivre dignement, permet le développement des idéologies racistes, fascistes et xénophobes. Nous avons tous le sentiment qu’il nous faut d’urgence imaginer un autre monde.
Un Autre Monde sera le titre de ce nouveau répertoire, ce monde qu’on rêve, ce monde dont les frontières seraient ouvertes, perméables et mouvantes, avec des identités multiples et choisies. Ce monde où l’autre et le même se mêlent dans le respect et la curiosité, où la notion de tolérance laisse la place à celle d’amitié. Cet autre monde dans lequel nous pourrions vivre sereins, si les guerres, la haine et l’argent ne nous empêchaient pas de le façonner dans l’argile de nos rêves.
J’ai voulu explorer de nouveaux territoires tant au niveau du sens que de la matière sonore, et continuer inlassablement à mélanger les esthétiques, les traditions puisque ce mélange est la véritable richesse de notre monde, et puisqu’il semble faire tellement peur à certains… Sans constituer un programme politique, ce nouveau répertoire est l’expression de mes considérations, préoccupations et douleurs intimes. Je tente à travers ma musique de remettre un peu de lumière dans notre quotidien. Pour renouer avec l’espoir qu’un autre monde est possible. »
Quelle est la forme de l’œuvre ?
La forme de l’œuvre est hybride. Elle n’a rien de « classique » comme pourrait l’être une symphonie traditionnelle. Mon Quintette et l’Orchestre Symphonique de Bretagne sont réunis pour la première fois dans une forme qui ferait songer – pour reprendre un terme classique – à un concerto grosso c’est-à-dire que le Quintette agit comme un ensemble concertant, à la manière d’un “soliste”. Mais, à d’autres moments de la partition, il se fond dans l’orchestre. Le Quintette peut aussi jouer à l’unisson avec tel ou tel pupitre de la formation. La frontière entre les deux ensembles demeure perméable.
En effet, vous multipliez les échanges entre les cultures musicales…
Ma musique emprunte des discours très variés, croisant musiques occidentales et arabes. Cela aboutit à un mélange de langages différents.
Quelle est la structure de la partition ?
Il y a huit parties et chacune d’elle raconte une histoire. L’ensemble est tenu par une narration qui n’est jamais brisée. L’œuvre offre un travail important sur des équivalences rythmiques souvent très complexes. Une complexité qui n’est pas directement perceptible par l’auditeur mais qui se révèle dans chaque pièce. Elles ne sont pas jouées enchaînées.
Un Monde neuf ouvre la partition. Il est écrit à partir d’un motif rythmique de neuf croches. Le second morceau, L’hymne à la noix, l’est sur une base rythmique en 7/8. Promenade au bord du rêve est en 10 temps. J’ai arrangé pour orchestre symphonique, un morceau qui existait déjà, Almot Wala Alamazala. Il s’agit d’un hommage aux martyrs de la révolution syrienne et au courage du peuple syrien. Paysage de notre destin est une ballade en onze temps. Samaai al Andalus, – le samaai est une forme très ancienne de la musique classique arabe en dix temps – évoque l’histoire de l’Andalousie, les échanges culturels et scientifiques qui se développèrent dans le monde andalous. Un Sourire au cœur joue le rôle d’un interlude. Buleria Sarkhat al ard (Bouleria, le cri de la terre) – Buleria est le nom d’un rythme flamenco en douze temps – nous alerte sur l’urgence climatique. Une dernière pièce, D’ailleurs nous sommes d’ici, témoigne d’une lutte contre le repli identitaire
Quelle orchestration avez-vous choisie ?
L’orchestration est assez réduite et elle diffère en fonction des morceaux. L’économie de l’instrumentation, celle d’un orchestre de chambre, accentue paradoxalement la violence expressive de l’œuvre, concentrée sur l’idée d’un “resserrement” de l’écriture. Dans le répertoire du XXe siècle, un Béla Bartók avait élargi les plans sonores, la localisation précise des instruments et par conséquent de leur dynamique ce qui avait eu pour conséquence d’accroître la richesse sonore. Dans un répertoire très différent, tout mon travail rythmique de recherche musicale avec le quintette se transpose dans l’orchestre classique.
Dans la Symphonie d’un autre monde, j’emploie les cordes parfois en sections, parfois divisées. Il en va de même pour les vents, traités soit comme des éléments coloristes, soit comme des ajouts mélodistes. Je fais appel à un musicien par pupitre de vent, six violons I, cinq violons II, quatre altos, trois violoncelles et deux contrebasses. Dans plusieurs pièces, chaque groupe fonctionne dans un système métrique différent de l’autre. Cela explique la complexité des superpositions rythmiques sans cesse évolutives.
A voir
Le site de Naïssam Jalal
naissamjalal.com